Clandestins...

CLANDESTINS

  

                 C’était juste au moment où les idées commencent imperceptiblement à se fondre dans l’ébauche d’un rêve, lorsque, très lentement, la pensée se met à dériver vers le doux et cotonneux sommeil ; lorsque les réflexions se figent peu à peu. C’était juste au moment où la nuit se glisse jusque sous les couvertures, se mêle au silence de la chambre tiède ; quand le fin rai d’une clarté lunaire tellement diluée peine à se faufiler à travers les volets clos, la fenêtre un peu entrebâillée et les rideaux tirés. C’était juste au moment où, enfin, l’on va pouvoir plonger tranquillement dans une lourde absence, hibernation d’une seule nuit, mais l’on en est sûr, aussi profonde que celle d’un vieil ours tapi au tréfonds de sa grotte en hiver.           

                Un bruit. Léger, mais net. Il vient d’entrechoquer un rêve ; l’a bousculé. Bref instant durant lequel le rêve essaya de l’assimiler, l’air de rien ; de lui dénicher une petite place. Mais en vain. Par surprise, l’intrus s’installe.           

            Aucune agitation, pourtant. N’était-ce donc pas, plutôt, un rêve malicieux ? Le genre qui s’amuse à jeter la confusion dans les sens glissant aussi vers l’engourdissement ? Qui fait entendre un coup sourd frappé à la porte, ou une courte sonnerie de téléphone, ou encore une brusque parole ? Qui arrache, par un sursaut brutal, à un délicieux assoupissement ? Sans raison. Peut-être. D’ailleurs, revoilà, sur une joue un peu piquante, le frôlement du museau noir et fin du sommeil à peine dérangé, qui s’enroule à nouveau le long du cou  et s’enfouit, encore tout chaud, sous les draps.           

               Le petit bruit revient ; telle une souris craintive. Cette fois, c’est certain : dehors quelque chose bouge furtivement, faiblement. Et de nouveau, ce léger frottement, par à-coups minuscules. Impossible, maintenant, de se rendormir : l’esprit est aux aguets ; il cherche ; il chasse le sommeil. Le bruit recommence encore. Quelques secondes.

            Dans la tête, quelques  suppositions tentent de s’arracher mollement à des bribes de rêves. Ce n'est probablement pas quelqu’un qui raserait le mur de la maison. En tous cas, on l’espère. Il faudrait aller voir…

             Un flot lumineux asperge donc, d'un coup, la nuit tranquille installée dans la chambre. Le temps d’attraper, par quelques contorsions, les chaussons abandonnés, on ne sait pourquoi, sous le milieu du lit, de les enfiler, après diverses et maladroites tentatives,  avec les bons pieds ; le temps de se couvrir d’une robe de chambre aux manches à l’envers ou complètement bouchonnées – à croire que le coucher, tout à l’heure, s’était effectué dans une précipitation incontrôlée, une fuite éperdue – ;  et le temps, enfin, de récupérer l’unique – l’on doit depuis plusieurs années en acheter une autre – lampe électrique qui est allée, elle aussi, hiberner dans le fond inaccessible de l’un des nombreux tiroirs de la maison – peut-être en compagnie d’une recette de pain d’épices recopiée à la hâte et aussitôt égarée – et l’on peut, ainsi équipé, mi-clown, mi-épouvantail,  se préparer à sortir dans la plus grande discrétion, en cette heure inhabituelle et un peu fraîche, pour surprendre l’importun. Mais attention : pas question de débouler dans le jardin comme une charge policière sur des sans-papiers affolés !

            Ouvrir, très doucement, la porte d’entrée et se glisser, cette fois, dans l’air humide mais clair de la nuit. Etoiles et lune sont bien froides ! Lampe éteinte pour le moment. Avancer sans bousculer une chaise mal rangée – en fait, pas rangée du tout – ; ne pas marcher sur un outil quelconque de jardin, posé très provisoirement depuis plusieurs jours malgré les remontrances répétées de la douce épouse ; essayer de ne pas buter sur l’arrosoir ; puis, s’approcher de l’angle du mur. S’arrêter et écouter. Le petit bruit est là. Pencher, à peine, la tête et ne rien voir, car c’est un endroit sombre, mais sentir la présence de ce furtif intrus ; intrus  qui, lui aussi, devine une présence ; l’on sent bien qu’il faut agir tout de suite si l’on veut le démasquer.

             Le faisceau lumineux jaillit et percute le sol. Le bruisseur nocturne est enfin découvert : c’était une grosse hérissonne accompagnée de son petit. Ils lapaient, tous les deux, le lait d’une jatte déposée ce matin sur la terrasse pour le jeune chat errant du quartier (encore un clandestin !). Elle, réflexe instinctif mais pas très maternel, s’enfuit dans la haie proche. Le petit, éperdu, durant quelques secondes fixe de ses yeux ronds et éblouis, sans bouger, cette terrible lampe électrique. Le bout de son nez si pointu porte encore une goutte de lait. A son tour, il trottine vers la haie salvatrice.

 

             Mais chacun va bientôt retrouver sa nuit.

 

***

 

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