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Le pain d'épice

LE PAIN D'ÉPICE.      

           

 

 

            Certains soirs d'hiver, après avoir impatiemment attendu depuis l'aube tardive, à peine dissimulée par de tristes nuages qui n'en finirent pas de s'égoutter tout au long d'une courte journée, la nuit s'abat lourde et venteuse. Alors qu'en une autre saison, si lointaine aujourd'hui, l'on serait au-dehors à espérer un nonchalant dîner de sardines grillées arrosées d'un frais vin rosé provençal, assis sur le banc du jardin qu'il faudra bien, un jour, repeindre, frôlé par la brise aux tièdes effluves de pins surchauffés, l'on est rentré chez soi, le visage mouillé et froid, l'âme parfois proche de la mélancolie, sans raison autre que climatique.

            Cerné par cette saison triste qui secoue les volets et les arbres, engourdit les oiseaux et les rêves, il m'arrive, parfois, de dérober un moment à la longue soirée qui s'annonce : au  lieu de laisser mes pensées lessivées par les indispensables et rituelles informations télévisées, qui m'ouvriraient, enfin, béatement les yeux sur les inévitables et naturels malheurs du monde pour lesquels il nous faut, au moment du repas, compatir quelques instants, ou bien qui m'apprendrait le mariage émouvant d'une princesse aussi splendide qu'européenne (le choix est vaste, encore, en dépit de nos révolutions – quelques peu oubliées) avec, pourquoi pas, un jeune Turc, migrant et ouvrier – coup de foudre féerique et aéroportuaire  (je plaisante, bien sûr !) symbolisant alors cette fameuse intégration à notre si attractive Union dont certains n'oseront plus adjoindre son qualificatif,  pour conclure sur le dernier exploit sportif du jour, peut-être sans dopage, mais que l'on s'empressera, dès le lendemain, d'essayer de dépasser dans un effort continu pour démontrer on ne sait quoi ; au lieu, donc, d'ouvrir grand mon esprit à la bonne parole de média envoûteurs, de politiciens plus inquiets pour leurs mandats électoraux que pour les conditions de vie de leurs concitoyens, d'économistes  chargés de bien nous assurer que, même au plus profond de la pire des tourmentes, leur  contrôle de la situation est néanmoins parfait, que dans la meilleure des expansions, il faut être, tout de même, raisonnable, surtout nous, citoyens de base – aux salaires pas moins de base – mais néanmoins dotés d'un grand bon sens, à condition qu'il aille dans le même que les intérêts des sus-nommés compétents – aux revenus sommitaux – ; au lieu de m'endormir rassuré de vivre dans ce bout de continent si merveilleux – car ici, même les pauvres, bien que de plus en plus nombreux, sont plus chanceux – réfugié derrière mes volets, narguant les éléments naturels et humains, j'ouvre mes placards dans l'intention de préparer un pain d'épices.

            A l'heure de l'Internet miraculeux, l'on eût pu espérer mieux : s'ouvrir, encore et plus, au monde, et non sur quelques étagères. Ne parle-t-on pas, d'ailleurs, de « portails » qui permettent ensuite au génial internaute de naviguer sur cet océan informatique, sans jamais quitter son fauteuil, de parcourir la planète entière à la rencontre d'autres aventuriers du clavier ; planète qui, bientôt, ne sera plus, nous a-t-on promis, qu'un simple village... Braves villageois, ne sentiriez-vous donc pas, parfois, la présence – virtuelle – d'un seigneur tout-puissant  au bout de ce réseau ? Etrangement, d'ailleurs, dans ce futur village, je devine des quartiers peuplés de gueux en haillons et faméliques qui ne possèdent pas (les inconscients !) ni Internet, ni, pour faire joujou sur un écran comme nos grands et épanouis adolescents, la moindre petite souris (informatique ; car des souris qui grignotent leurs maigres récoltes, si !). 

            Au moins, si j'étais passionné du médiatique football comme tout homme vrai qui se respecte ! Mais regarder quelques bonshommes chèrement payés, courir après une balle – un ballon, pardon – ne soulève pas en moi un réel enthousiasme. Peut-être, alors, bricoler un peu ? Un petit clou à clouer ; une simple visse à visser ; un minuscule trou à ... percer (car trouer un trou dépasserait mes capacités) ? Non plus.  Pas  le moindre petit coup de marteau sur mes doigts inagiles ! Pourtant, assure-t-on, c'est une activité en pleine expansion ! Il serait temps de s'y mettre et de ne pas toujours se réfugier en une exception rebelle et non rentable.

            En désespoir de cause, peut-être me trouvera-t-on, après le bulletin météorologique où la présentatrice, d'un air sincère et désespéré, annonce que les jours à venir, aux températures inférieures aux « normales saisonnières » (fera-t-on, enfin, un procès aux météorologues pour non-respect des normes ?), demeureront venteux, pluvieux, voire un tantinet neigeux, devant le téléviseur magique, dans l'attente goulue du film américain où, certes, nulle fesse féminine (enfer et damnation !) n'apparaîtra à nos yeux à la chasteté obligée et déjà passablement alourdis par une journée pas assez laborieuse aux autres et implacables yeux de nos très chers patrons,  mais où le héros, policier bienveillant et sauveur, trucidera enfin les ignobles méchants, lesquels, au tout début (scénario implacable), mitraillèrent, peut-être même violèrent, nombre d'innocent(e)s citoyen(ne)s : c'est plus sain(t) ; c'est viril ; mais question endormissement paisible, c'est une autre histoire...

            Non. Ce soir, je fais mon pain d'épice !

            Rien de sensationnel dans cette nouvelle, malgré le point d'exclamation. Rien qui ne mériterait que l'on s'y attardât durant ces quelques pages ; mieux vaudrait aller chercher la recette dans une fiche de cuisine d'une revue féminine – bien entendu – glissée avec habileté entre le énième conseil pour maigrir toujours plus (et dire qu'il existe encore des grosses !) et un courrier du cœur  navrant, juste à côté de la toute nouvelle publicité pour une crème aux effets d'autant plus rajeunissant que l'on vieillit. Et ne parlons pas des recettes internautiques...  Mais, ce serait oublier, en ce soir très humide, l'origine familiale, peut-être légèrement mythique, de la recette ; les mêmes  souvenirs prêts à envahir, de nouveau, la cuisine au fil de la cuisson. Ce serait abolir un temps pas encore si lointain, mais déjà enfoui sous des flots d'images et de paroles, d'espoirs et de doutes, de sourires et de peines.        

            Recette si simple. Et pourtant, chaque fois, il me faut rechercher, dans un recoin de tête, la mesure des quelques ingrédients. Recette écrite et réécrite, chaque fois,  sur une feuille de papier précautionneusement rangée. Mais, lorsque, toujours  à l'improviste, je la veux, aucun fond de tiroir, aucun livre déposé sur le bord d'une table, rien ne la renferme. Pourtant, je me souviens bien de l'avoir entraperçue, voici très peu de temps, près d'une lampe électrique ou d'une boîte d'allumettes.          

            Chacun ira vaquer à ses occupations, hors de cette cuisine. Je sors alors, presque comme un Merlin, ustensiles et produits. Avec un peu de chance, j'aurai tout sous la main. Sinon, la soirée, soudain, s'achèvera dans un mécontentement prêt à se jeter sur la moindre contrariété, même passagère ; tant pis pour elle et ceux qui l'accompagnaient ! Par chance, ce soir, j'ai tout ce qu'il me faut. Déjà mes sens anticipent une réussite : le goût et le parfum s'en emparent et les poussent vers ce minuscule plaisir d'un avenir si proche. Déjà je sens la première et délicieuse bouchée, mais aussi la dernière  et regrettée miette. Une fraction de seconde pour un télescopage du temps et des saveurs. Mais tout reste à faire. Et pourtant, ne viens-je pas déjà, à l'instant, de savourer ce fameux pain aux épices si orientales, si porteuses de rêves en d'anciennes époques ? Est-il bien nécessaire de poursuivre ? N'ai-je pas encore, sur la langue, un léger souvenir de cannelle ? Juste après un effluve de clou de girofle ? Peut-être, même, un doux et infime picotement de gingembre ? 

            Tout d'abord, le miel. Un pain d'épices est, avant tout, ce que l'on pourrait appeler un pain de miel. Pas n'importe lequel. Un jour, à court de ce précieux et doré liquide (car c'est en cet état que je le préfère et aime à en engloutir, tel un ours trop gourmand, de nombreuses cuillérées), j'étais allé en acheter dans le seul magasin encore ouvert : était-ce bien du miel ? Mélange apatride et visqueux aux couleurs indéfinissables et au goût quasi innommable ! Le miel est l'essentiel : son choix est donc capital. Liquide ou non, ce n'est pas l'important. En revanche, son origine et son fruité donneront au final une touche originale et inoubliable. Chêne ou lavande, forêt ou toutes fleurs, pourvu qu'il soit  parfumé, légèrement ou profondément, et, si possible, issu d'abeilles point trop malmenées par les produits chimiques  divers qui parsèment, de nos jours, la nature.          

            Souvent, dans les recettes les plus simples, il est dit de mettre, pour environ un bon kilogramme de pain d'épices, une demi-livre de miel et autant de sucre. C'est une solution que j'adoptai durant de nombreuses années. Mais, attention encore ! Le sucre est à choisir avec précaution : pas question de mêler au bon miel un vulgaire sucre blanc, tant et tant raffiné que tout goût a disparu. Le vrai sucre, non seulement sucre – c'est la moindre des choses, mais c'est insuffisant –, mais encore apporte, lui aussi, une touche de goût la plupart du temps oubliée dans les recettes. Le mieux serait de se rendre, par exemple, dans un de ces magasins spécialisés en produits biologiques, suspects pour certains, car ils malmènent les limpides et rassurantes affirmations des firmes et exploitations productivistes. En effet, l'alimentation saine, même si  elle commence, malgré les sourires, pour le moins moqueurs, de crédules et ignorants bienheureux, à se développer un peu, grâce, si l'on peut dire, à des scandales répétés de viandes ou autres produits complètement dénaturés, n'engorge pas encore les rayons des magasins. (Mais le profit se profile à l'horizon et les rayons se multiplient ; même les bienheureux ci-avant dénoncés seront un jour convaincus d'y venir dépenser leur argent si convoité...).  Là donc, dans ces magasins, encore chers, il est vrai, où l'on rencontre des gens si bizarres, car ils refusent de consommer des aliments issus d'une production par trop intensive et aux qualités douteuses, divers sucres à l'aspect beaucoup plus appétissant que ceux à la blancheur immaculé, s'offrent à votre réussite ; peu importe lequel, cette fois : tous seront bons. Essayez donc, un jour !         

            Mon goût personnel, cependant, m'a fait abandonner tout sucre. Un pain d'épices, m'a-t-il semblé, se doit d'être le plus simple possible : uniquement du miel ; c'est aussi délicieux.      

            Donc, je fais couler les cinq centaines de grammes de miel onctueux dans un récipient quelconque, mais assez grand pour recueillir les autres ingrédients, et passe toujours mon doigts sur le bord du pot où s'allongent les dernières gouttes encore suspendues et lentement hésitantes.   

            Je prépare, ensuite, la farine : la même quantité. Blanche et insipide ? Pourquoi, décidément, aller au pire et non pas au meilleur ?  Complète ! Mais la remplacer, au moins en partie, par une farine d'une autre céréale que vous aurez choisie par simple curiosité, ne pourra vous donner que plus de satisfaction ! La curiosité, culinaire ou autre,  n'est pas du tout ce vilain défaut qu'une affreuse morale immobiliste cherche depuis trop longtemps à nous faire croire. Sinon, pensez bien que nous serions loin de cette recette que je vous distille, tel un précieux et rare alcool, au fil de lignes savamment dosées ; nous en serions à la tranche saignante d'un animal encore préhistorique (mais pas aux hormones américaines, ou nourri de farines folles) à dévorer tout cru!   

            Pendant que je vous donnais ces conseils, un quart de litre de lait, pas vraiment écrémé, chauffait jusqu'à bouillir. Méfiez-vous : tout cuisinier ou cuisinière sait bien qu'il restera tranquille, l'air juste tiède, comme si votre gaz dissipait en vain son pouvoir calorifique, et, le temps que vous vous retourniez, gonflera brusquement dans un frémissement trop tardivement annonciateur du coup d'éponge à passer – à moins d'être doté de réflexes depuis longtemps travaillés.   

            Mais je l'ai à l'œil  ce lait-là ! Il ne bouillira point : je couperai le gaz juste avant qu'il ne déverse son flot !     

            Je le mélange, après, au miel. Les parfums qui, déjà, timidement, commençaient à s'exhaler, jaillissent. Et plus le miel est mêlé au lait qui le dissout, plus cet lait saturé de miel embaume la cuisine. Tout est lancé. Un doigt (encore) trempé dans ce breuvage chaud me permet de goûter (verbe à utiliser sans modération) en l'absence de toute raison valable.     

            Le temps de laisser refroidir, il faut préparer et incorporer les épices, puisque ce sont elles qui donnent son nom à ce merveilleux pain : une petite cuillérée à café (plus ou moins selon votre goût) de chacune (et même d'autres...) ; et le zeste d'une orange (non traitée, cela va sans dire) et son jus, pour parfumer encore et toujours plus.      

            Au moment de verser, avec précaution, la farine dans le lait au miel, et de remuer avec un fouet, il est indispensable d'ajouter aussi une cuillérée  à café de bicarbonate, au risque, sinon, d'avoir un pain plutôt plat : c'est un substitut à la levure.            

            Ensuite, dans un plat allongé, aux bords préalablement recouverts de papier sulfurisé ou d'aluminium pour un démoulage aisé, il faut couler cette pâte odorante (que j'ai encore goûtée). Le four, son thermostat  réglé à 150° – peut-être plus, même... – chauffe depuis au moins dix minutes ; il est prêt, maintenant, à recevoir une œuvre  presque achevé. Mais tout peut encore échouer : c'est la cuisson qui conclura. Un dernier morceau de papier protecteur recouvre le dessus afin d'éviter un fâcheux noircissement vers la fin de l'heure et quart, environ (goût, parfum et couleur sont intimement liés, encuisne comme ailleurs), durant laquelle le feu d'origine gazeuse ou électrique – et non plus ligneuse, ce qui devait certainement ajouter à la saveur des plats –, achèvera cette petite création.

            Commence alors un moment agréable ; moment où l'on n'a rien à faire, si ce n'est d'attendre et de passer, de temps en temps, près du four ; moment où la maison entière est enfin parfumée pour toute cette longue nuit d'hiver ; moment de souvenirs. 

            Demain matin, il fera toujours nuit ; la pluie n'aura probablement pas cessé. Je goûterai, alors, ce pain d'épices doré.

 

            Mais, dans la nuit, quelqu'un, déjà, est venu en couper une tranche encore tiède...

 

 

***

 

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