L'auberge

L'AUBERGE 

    

            Le passage du pont-levis fut glacial : à la pluie incessante s’ajoutait un courant d’air violent qui descendait de l’étroite rue comme pour refouler un ancien ennemi. Quelques braves, malgré la nuit mal éclairée, mains dans les poches, têtes baissées et déjà dégoulinantes d’eau, ou, parfois, agrippés à d’instables parapluies, marchaient à pas pressés et déterminés sur les pavés luisants. La journée avait été bien grise ; tous espéraient, maintenant, une table chaleureuse et garnie.

            Pour l’instant, et en cette saison, les devantures fermées commençaient à laisser craindre quelque insatisfaction dînatoire… Ce serait bien le comble, ici, dans cette région de s’endormir le ventre désespérément creux, ou, du moins, colmaté par un simple hamburger ! Certes, les coffres des voitures s’étaient, tout à l’heure, emplis de maints cartons de vins. Mais, c’était pour les souvenirs à venir de ces moments pluvieux, lorsque l’on goûterait, chez soi et bien au chaud, ces bouteilles enfermant, paraît-il, des rayons de soleil… A croire, pour aujourd’hui, que les viticulteurs n’en avaient pas laissé un seul pour les pauvres touristes, surpris par tant d’eau dans un pays de rocs et de jus de raisin à la fermentation habile ! Coffres pleins, mais ventres vides ! Il fallait donc encore marcher dans ces ruelles, car, nous avait-on dit, c’était dans le cœur de cette vieille cité que se cachaient les bonnes auberges.

           Quelques bourrasques plus loin, sous un déluge hallebardesque, une lueur, puis deux, puis trois ! A défaut de faire cesser les gargouillements des gouttières submergées, nous allions enfin calmer ceux de nos estomacs à la douloureuse vacuité. Le choix ? Le premier à offrir un abri pour lire une carte déjà très alléchante. Et nous voici dans un petit couloir de pierre. Au fond, la porte d’entrée dont les vitres filtraient une lumière annonciatrice d’une douce chaleur.

            À peine entrés, nous fûmes accueillis par un grand homme en noir, au crâne aussi lisse que les brillants pavés sur lesquels nous nous hâtions à l’instant. Au bar, aux multiples bouteilles, quelques personnes presque sèches… Nous fûmes dirigés vers la pièce d’à côté ; des tables déjà occupées, dispersées en un décors moyenâgeux : grosses poutres de bois, vieux meubles, et, tout au fond, une immense cheminée et ses ustensiles de grillades et rôtisserie. L’une d’elles, grande et ronde, nous fut attribuée. Chacun s’installa, l’œil à la recherche des assiettes voisines, afin de confirmer, peut-être, les espoirs suscités par une carte trop vite entraperçue.

    Mais déjà l’on nous en apportait une. Première décision immédiate : aucun apéritif ; nous réservions nos forces entières pour un autre breuvage… Les choix allaient s’avérer difficile : tout le monde connaît bien les longues hésitations avant de se décider pour tel plat, sans regret,  avant de sélectionner la bouteille adéquate, au risque, sinon, de gâcher la moitié du plaisir ; les tractations internes, parfois, entre deux convives désireux de goûter, aussi, ce que chacun ne pourra prendre.

   Enfin, après moult réflexions, tergiversations, et changements multiples, la commande put enfin être passée.

 

    Deuxième acte. (Après la recherche plutôt mouillée, mais en soi et rétrospectivement agréable, quand l’on sait que, tel un prologue, elle devait nous mener en un lieu encore inconnu, mais à la gastronomie certaine ; après l’acte premier qui précisa et aiguisa notre appétit.) Moment d’attente pour commencer. Moment durant lequel l’on regarde autour de soi. Là-bas, probablement, un couple d’étrangers : quelques vagues mots aux consonances inconnues (le niveau des Français, en langues  aussi étranges qu’étrangères, ne l’oublions pas et repentons-nous, et dramatiquement faible) nous parvenaient à travers les notes musicales et élégantes d’un saxophone et d’un piano compactés dans un disque. Un peu plus près, deux hommes, peut-être en amoureux… Vers le bar, des propos plus allègres : on devinait des habitués, dans l’attente, avant de s'attabler, de quelque ami retardataire.

    De ma place, je voyais les flammes grillant les viandes ; les fenêtres à petits carreaux, noires de nuit et de pluie ; à ma gauche, un énorme cadrant d’une horloge, peut-être de gare, arrêtée à dix heures dix, pendant d’un identique cadrant, d’une horloge identique, peut-être de la même gare, arrêtée à la même heure, située sur le mur opposé de la pièce d’entrée ; celle du bar. Dans un coin, la statue en plâtre d’un roi de France : Louis le neuvième, apparemment, connu pour sa sainteté. Près de la table, un grand meuble en bois aux étagères supportant d’invraisemblables objets : des dizaines de hameçons, autant de mouches toutes différentes, deux ou trois heaumes de chevaliers oubliés, une série de longs et vieux clous, des pots de sel gris (le meilleur), et bien d’autres curiosités. L’on sentait l’originalité baroque du maître de  l’auberge. 

    Les premiers plats furent amenés, et c’était, maintenant, leur agréable fumet que nous sentions enfin. Simples, voire rustiques, mais finement préparés et présentés : soupe à l’oignon gratinée fondant délicieusement entre le palais et la langue tout en chatouillant l’odorat des voisin de tablée ; velouté de potimarron au goût suave relevé, peut-être, d’une pointe de muscade ; traditionnel foie gras mi-cuit de canard sur de fines tranches grillées de pain de campagne : Salers étrangement fondu sur de semblables tranches de pain grillé, au milieu de légères feuilles de salade à peine aromatisées par un vinaigre de framboise, agrémentées de lamelles d’un jambon de pays… Les bavardages s’espaçaient…

     Première bouteille présentée : récente, il est vrai, au liquide à la belle couleur rubis dans les larges verres à pied ; arômes méconnus pour de simples profanes, mais, c’était l’essentiel, agréables ; première respiration ; petite agitation ; seconde respiration suivie tout aussitôt de la première gorgée agitée, cette fois, doucement dans la bouche pour l’imprégner jusqu’à la dernière papille ; puis, lente absorption : de dessous la langue, jusqu’au tréfonds de la gorge, en remontant vers le nez, les effluves du vin colonisaient le goûteur. Enfin, savante alternance entre quelques bouchées et chaque gorgée. La pluie était bien oubliée. Sereins étaient les corps et les cœurs.

     Autre plat, suivi bientôt d’une nouvelle bouteille. Mais quel martyre que de tenter de consommer avec l’extrême modération si fortement recommandée ! Comment concevoir que deux misérables verres de cette réconfortante boisson d’un terroir occitan depuis si longtemps occupé par d’ignares envahisseurs nordistes, descendants de Francs pléonastiquement barbares et destructeurs, puissent transformer, ici, n’importe quel sage citoyen en dangereux terroriste social ? D’ailleurs, comment, aussi, ne pas se souvenir qu’en ces régions méridionales, en des temps reculés, faillit naître un grand et puissant royaume qui aurait pu s’étendre de  Catalogne, voire d’Aragon, jusqu’en Provence,  passant, bien entendu, par le Languedoc ? Trace d’un éclatant empire romain saupoudré d’altérités gauloises. Comment oublier qu’en des temps très obscurs, les Français et leur roi ravagèrent ce comté à l’esprit ensoleillé, au commerce prospère, aux  troubadours à la langue chantante, mais à l’host – tare impardonnable - moins expérimentée ? Comment n’être pas étonné d’apprendre que l’illustre, et pourtant anglais, Richard Cœur de Lion, ne parlait pas l’anglais, ni même le français, mais l’occitan ? Plusieurs siècles ont passé, et ces mêmes Nordistes, mercenaires renégats de ces malheureux mangeurs de bœuf bouilli – d’après une rumeur à peine vraisemblable - persistent à vouloir nous astreindre à leurs si tristes lois ; s’en servent de prétexte pour imposer des modèles aussi nets et froids qu’un bloc de glace, reflet de leurs pays très boréaux. Nouvelle invasion menée par autant de Simon de Montfort attifés d’un costume à rayures, brandissant d’une main un offensif et portable téléphone, de l’autre un écran-bouclier, et proférant des menaces indiciaires de leur terrible et nouveau Dieu boursier ! Nouveaux inquisiteurs chargés de convertir, à défaut de les exterminer, comme déjà le firent leurs chers ancêtres, ces infidèles vautrés dans un paganisme autant arriéré que non spéculatif ! 

   Nul n’avait l’intention, autour de cette table, de s’enivrer sauvagement comme des supporters footballistiques haineux au ventre gonflé de bière ; comme ces buveurs de whisky des samedis soirs, au volant d’une petite voiture à l’autoradio d’autant plus hurlant des rythmes inaudibles que leur virilité est leur seule richesse – et encore, dans ce cas, comme dans celui des conquérants susnommés, les fluctuations boursières sont-elles parfois imprévisibles.

    Revenons à nos plats : ils étaient très chauds, nous avait-on prévenus.

   Plusieurs ne purent s’empêcher de choisir, évidemment, un copieux et odorant cassoulet   aux haricots ni trop écrasés, ni trop nets, assortis d’une costaude cuisse de canard confite à la chair légèrement foncée, et d’une obligatoirement bonne saucisse de Toulouse. Plat de résistance… à déguster lentement… Plus léger était le râble de lapin avec quelques pruneaux ; ou les aiguillettes de canards aux poires. Plus simple, mais tout aussi parfumés, les entrecôtes grillées, là-bas, dans la cheminée, aux herbes de Provence. Les ventres si vides tout à l’heure, commençaient à se tendre. Tous ne finirent pas : n’était-il pas plus sage, en effet, de conserver quelques traces d’appétit pour achever, pleinement, mais sans excès, ce dîner ?

    Le plateau de fromages, lorsqu’il est – trop rarement – proposé, est un bon indicateur de la qualité du lieu  : l’idéal, mais peu souvent atteint, n’est pas l’infinie variété, mais un choix judicieux rehaussé par un pain – signe, également et souvent ignoré, de qualité - oublieux de la blancheur insipide et moderne. Petits chèvres frais aux herbes diverses et, comme toujours, parfumées (sarriette, thym et toutes celles des collines desséchées du bassin méditerranéen) ; autres petits chèvres mais laissés dans un coin de la cave depuis assez de temps pour que leur goût se soit bien développé dans la pâte durcie ; un vrai Roquefort (mais au lait parfois corse…) ; un vieux Pyrénées de vache pas encore folle, ou de brebis. Pas plus. Là, les vins si appréciés jusqu’à présent sont, parfois, à bannir ; ou alors, il faudrait encore… en choisir un mais pour un seul fromage : un Maury ou un Muscat, pour un Roquefort, par exemple.

   Le dessert, non plus, ne doit pas décevoir. Heureusement, au cours de la soirée, il fut possible de voir ceux qui étaient apportés à d’autres tables. L’impression, là aussi, était  bonne et tentante. Lorsque le serveur arriva, le risque, vu l’heure déjà tardive, était que certains, parmi ces derniers plats, fussent épuisés. Non, mais de justesse ! Nous vîmes déposés devant nous une crème brûlée mais plutôt bien caramélisée au léger arôme de Grand Marnier ; ou une soupe de fraises surmontée d’une boule de glace à la cannelle ; ou bien encore une tarte croustillante à la rhubarbe acidulée ; pour les plus rassasiés : un sorbet à la noix de coco fondant doucement  dans un fond de rhum blanc.

   Vieil Armagnac pour finir ? Impossible : tout fut parfait ; pas question d’aller au-delà. Juste quelques thés – de Chine -  et cafés – du Brésil – pour ajouter une dernière touche gustative.

    La pluie n’avait pas cessé.

 

    Il fallut bien demander l’addition…

 

 

***

 

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Commentaires

  • Chantal J.

    1 Chantal J. Le dimanche, 19 janvier 2014

    Bon, encore une nouvelle fort sympathique, tant par le "verbe" lui-même que par les sensations gustatives qu'il éveille.
    Moi qui suis gourmande et gourmette, quel petit bonheur ce texte. Et quiconque aurait bien envie de demander "Mais quelle est donc l'adresse de cette gastronomique auberge ?"

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