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Souvenirs de Crète

SOUVENIRS DE CRÈTE

  

           

 -         Vous parlez le français ?

 -         No, I don’t  speak french. 

           Premier contact linguistique avec la Crète, à l’aéroport d’Héraklion. Cela ne coûtait rien d’essayer. Les bagages enfin récupérés sur les tapis roulants, il va me falloir réussir à louer une voiture afin de me rendre à l’hôtel, à une quinzaine de kilomètres de la capitale. Je baragouine un anglais fort oublié à des Grecs qui s’efforcent de faire bonne figure, ou plutôt bonne langue, avec leurs roulements de « r » si méditerranéens, aux flots de touristes plus ou moins organisés à la recherche de véhicules, des directions exactes de leurs hôtels, et d’un soleil généreux. Mais, quand on se présente à une agence de location de voitures, il est assez aisé, en général, de faire comprendre ce que l’on souhaite.

            Les formalités remplies, quelques conseils mal saisis, et me voici sur la route principale, suivant les panneaux routiers à la double écriture : grecque, bien sûr, et « latine » ou plutôt anglaise. Depuis quelques jours, je m’étais entraîné à lire ces nouvelles lettres grecques en vue d’une adaptation alphabétique. Je ne me doutais pas que les autorités hellènes s’étaient pliées à ce point au bien-être linguistique des touristes dépensiers de devises bienvenues ; à condition d’être anglophone, ou de naissance, comme nos chers voisins du Tunnel, ou d’études, comme tous les peuples nordiques et germaniques incapables d’assurer le succès de leurs chanteurs dans leurs langues nationales, illustre exemple à suivre d’une pensée « allègre* »…

           J’avais donc appris quelques mots rudimentaires : « efkharisto »  (merci), « kalimera » (bonjour), etc. dans l’espoir qu’avec mes balbutiements d’anglais et les bribes de français que connaîtraient, peut-être, les gens de cette antique contrée, la communication, même restreinte et jonchée d’hésitations, parviendrait à peu près à s’établir. Je devais me tromper d’époque ! Dans tous les lieux touristiques que je ne parvins pas à éviter, ce vieux peuple crétois à l’ancienne et brillante civilisation détruite par un gigantesque cataclysme, ne savait que répondre dans la langue de ses grands buveurs de thé.

   L’on pourrait m’accuser, à force, d’une fâcheuse fixation sur cette population d’outre-manche et ses cousins d’outre-atlantique. Point du tout ! Ni sur le peuple, ni sur la langue. Chacun ses mœurs, même si, parfois, vu de notre rivage avec notre esprit pas tout à fait expurger de tendances latines, elles peuvent sembler quelque peu contestables. C’est plutôt sur cette mode actuelle qui incite presque tous les autres hommes de la Terre à copier un style de vie unique ; incitation à un alignement fortement provoqué par une certaine élite, parfois intellectuelle, plutôt économique et politique. Quant aux nations qui résistent, c’est trop souvent pour choir dans un excès si moyenâgeux qu’il faut encore plus s’en méfier ! Rien d’étonnant, maintenant, que n’importe quel Américain en voyage et sans connaissance aucune de la planète qu’il croit à sa merci, qu’un Anglais téméraire au point de fouler le continent voisin, ou tel autre anglophone de l’hémisphère austral, considèrent comme tout à fait naturel de n’avoir pas besoin de posséder quelques vagues rudiments de la moindre langue étrangère : tous, obligatoirement, parloteront la leur sous peine d’être un genre d’attardé, peut-être nationaliste (mais d’un nationalisme archaïque et non pas moderne et salvateur comme celui de notre Oncle), voire xénophobe et fascisant, tels ces indépendantistes divers qui endeuillent leurs concitoyens, alors que le fondement même d’une culture, quelle qu’elle soit, ne peut se dispenser d’un respect mutuel et complémentaire, et non  pas s’appuyer sur un prosélytisme exclusif et diviseur, même si de nombreux peuples temporairement dominateurs ont usé et abusé de prérogatives paradoxalement primitives dont jouissent les plus forts.

   Les Français eux-aussi, il est vrai, ne sont pas les champions des idiomes exotiques. Entre le presque rien français et un monde où une domination culturelle s’érigerait en loi sous prétexte d’échanges plus aisés dissimulant mal une réalité beaucoup plus commerciale, il semblerait que certaines nuances pussent légitimement s’immiscer. Mais, sommes-nous aujourd’hui, malgré une humanité en nette évolution, nous dit-on, en un monde où la nuance a une réelle place, coincée entre les désirs de conquêtes, non plus territoriales, mais économiques, de contrôles politiques sur son peuple et les plus ou moins avoisinants, de dominations religieuses inhumaines, de soumissions morales archaïques ?

    La voiture, quant à elle, est bien française : une petite Twingo. Les premiers kilomètres sont un apprentissage d’une conduite à terrasser nos augustes censeurs de la sécurité routière. Après quelques coups de klaxon répétés, je comprends que sur ces rares larges routes crétoises, lorsque l’on circule à une allure modérée comme tout bon citoyen d’Europe occidentale, il est conseillé de rouler plutôt sur la bande d’arrêt d’urgence qui parfois les borde, afin de laisser les automobilistes pressés doubler sans trop empiéter sur l’éventuelle ligne blanche continue. Il me fallut peu de temps pour m’adapter et pester aussi contre ces incompétents touristes soucieux d’appliquer une conduite honorable chez eux, mais caduque en cette partie sud-orientale de leur continent !

   L’hôtel, ou plutôt la résidence, avait été bâti un peu comme ces vieux villages méditerranéens : des ensembles de pièces plus ou moins superposées, aux toits plats, enchevêtrés dans un dédale de petites ruelles ombragées, aux murs d’un crépi ocre, agrémentées de lauriers roses. Le réceptionniste, très accueillant, réussit à me procurer une fiche de bienvenue et d’informations rédigée en un français tout aussi approximatif que le sien.

  Après une bonne sieste pour me défatiguer  du voyage en avion et, surtout, d’une partie de la nuit passée sur les sièges en plastique de l’aéroport de Roissy au confort limité à une ou deux heures d’attente assise, au maximum, je décide d’explorer le village, par chance éloigné de la côte, donc à l’afflux touristique moindre, à la recherche d’une « taverne ».  La tâche n’est pas très ardue. Objectif : spécialités culinaires grecques ou crétoises ; vin itou. Souper fort agréable, sur cette terrasse couverte d’une vieille treille, aux saveurs presque proches-orientales ; vin rouge surprenant. Autour de moi, les touristes étrangers se repèrent aisément :  attablés et assez bruyants, leurs assiettes contiennent non pas quelques plats si traditionnels qu’ils en deviennent classiques : moussaka, souvlakis et autres appétissantes préparations locales, mais souvent des pizzas, des steaks-frites, parfois, des salades « grecques » ; les verres sont emplis de bière ou de coca-cola, presque jamais de vin. D’ailleurs, j’ai beaucoup de difficultés, aggravées par un anglais de plus en plus  ridicule, à persuader le serveur de ne pas ajouter sur le dessert grec que j’ai choisi à base de noix et de miel de thym et que j’attends avec gourmandise, de l’ « ice-cream » ! 

   Dans la douceur du soir un vent léger se lève.

   Mais, je ne raconterai pas, dans le menu, ce séjour. Tout juste quelques impressions : le meilleur, comme à l’instant, et parfois et le pire…

  Le pire, ce pourrait être, par exemple la voiture : la fameuse « voiture à vivre » de la publicité. Entre mes mains, de même qu’entre celles d’autres voyageurs, elle a, semble-t-il, une désagréable tendance à se transformer en « voiture à ne pas vivre longtemps », ou du moins, « bien portant ». Probablement à cause de l’asphalte surchauffé et d’une méconnaissance de ce petit véhicule, mais, une fin d’après-midi, au retour d’une promenade enchanteresse dont je reparlerai dans la rubrique « le meilleur », dans un lacet certain, mais abordé à une vitesse tout à fait raisonnable, je sens « la voiture à vivre » pressée d’en finir avec moi : elle dérape par l’arrière sur la route brillante de chaleur et au goudron amolli, et ce n’est que grâce à des réflexes tout à fait improvisés et inconnus que je parviens à rétablir une trajectoire conforme à la chaussée. Par la suite, je vis ce même modèle dans un fossé ; une autre fois, au cours d’une discussion avec des Français,  j’apprends qu’eux aussi éprouvent des difficultés à contrôler la machine ; un autre jour, dans un village, à la vitesse faramineuse de quelques (juré !) kilomètres par heure, je dois freiner pour éviter un  piéton  inconscient : l’engin dérape, avant de s’arrêter !

  Comble de l’inaptitude à conduire un véhicule si rebelle et sophistiqué – du moins quand on n’a pas en main le mode d’emploi en langue française – jamais, au cours de ces petits périples routiers, je ne réussis à comprendre comment on affichait le kilométrage !

  Sans oublier les petites embuscades tendues, dans cette affaire d’automobile, par la malchance. Quelques jours après ma première et légère frayeur, j’aperçois, au retour d’une promenade, une sorte de hernie à l’un des pneus. Dès le lendemain matin, je décide d’aller à l’agence pour signaler ce problème. Au moment de partir, un autre était à plat ! Je mets alors la roue de secours sous un soleil déjà peu propice à dévisser des boulons, et m’en vais donc à l’aéroport pour essayer d’expliquer cet enchaînement funeste grâce à quelques mots d’anglais cherchés au préalable dans un dictionnaire et accompagnés de nombreux gestes, signe reconnaissable d’une latinité certaine, bien qu’en pays grec, mais surtout d’une déficience évidente dans la connaissance de cette obsédante langue anglaise.  L’on m’envoie alors à l’agence centrale en pleine ville. Le temps de la trouver, de me garer, d’expliquer de nouveau mes malheurs, et me voici déjà vers la fin de la matinée avec la crainte que cet épisode ne dure toute la journée. Par chance, quand même, l’on me conduit chez un garagiste assez efficace. Je pourrai donc profiter de mon après-midi.

   Le surlendemain, derechef, une nouvelle boursouflure surgit sur un autre pneu !  Retour  vers l’agence pour re-expliquer encore plus malaisément la situation. Bref, l’on juge plus opportun de me changer de voiture ;  j’ai droit à une nouvelle Twingo…

   Je ne pourrai clore cette anecdote  sur cette maudite voiture sans dire un mot de sa jauge d’essence : quelques petites boules s’éteignent au fur et à mesure de l’amenuisement de la quantité de carburant. Comme précision, dans un pays où les stations d’essence sont parfois à prévoir, et en l’absence de tout repère kilométrique sur le tableau de bord, c’est rassurant !  L’on passe alors son temps, quand la dernière reste allumée, plus qu’à admirer le paysage montagneux, à espérer qu’au prochain village repéré sur la carte, au bout de cette route sinueuse et défoncée, une station service encore ouverte aura été construite.

 

   Une île comme la Crète nécessiterait que l’on y restât plusieurs semaines pour admirer ses paysages montagneux et maritimes écrasés par la chaleur, et les vestiges d’une très lointaine Antiquité. Avant de s’y rendre, il est donc préférable d’avoir étudié la question. Bien évidemment, à l’hôtel, l’une des premières brochures que l’on reçoit est celle du parc local de loisirs aquatiques vers lequel convergent chaque jour des dizaines de cars bondés de touristes nord-européens venus en un pays si agréable pour faire du toboggan dans une piscine avec leurs compatriotes, en attendant la soirée folklorique, quand ce n’est pas une bonne choucroute !

   Malgré ma grande appréhension des foules agglutinées, je ne peux pas ne pas visiter le célèbre palais de Knossos. Files interminables aux guichets ; fourmilière humaine en ce lieu si redouté des anciens Grecs, où l’affreux Minotaure, au fond de son palais, le « Labyrinthe », construit par l’architecte Dédale (notons qu’à l’intérêt pittoresque et historique, s’ajoute l’intérêt étymologique), aimait bien à dévorer chaque année quelques jeunes gens livrés en sacrifice par Athènes. Ce que ne disent peut-être pas les guides qui le font visiter aux chastes oreilles anglo-saxonnes, c’est la manière très particulière dont ce monstre au corps d’homme et à la tête de taureau fut conçu : tout débute par une histoire de parjure et de vengeance, comme souvent dans la mythologie grecque. Bref, Pasiphaé, l’épouse du roi de Crète, Minos, devint folle amoureuse d’un très beau taureau. Pour assouvir ses désirs elle  fit fabriquer une fausse vache creuse en bois et se glissa dedans. Ainsi put-elle être « honorée » par le taureau dupé… D’où un fils : le Minotaure.    

   Certains ont bien produit en dessin animé « La Belle et la bête ». Mais la fin est, de justesse, plus conforme à nos attentes, et, la Belle, après « The end » va se faire, quand même, lui souhaite-t-on, après toutes ces péripéties quelque peu suspectes, « honorer », mais honorablement.

   En ce qui concerne le célèbre musée d'Héraklion, après une heure d'attente pour acheter le billet d'entrée, ses vitrines vieillottes sont quasi inaccessibles, prises d'assaut par une multitude de groupes guidées : acrobaties et coups... de chance pour entrapercevoir le petit pendentif en or aux abeilles découvert sur le site du palais de Malia, ou bien les jolies statuettes aux seins nus des déesses aux serpents de Knossos. C'est épuisant !  

               Mais attention : aucun temple - du moins où je suis passé - de la Grèce classique athénienne : nous sommes ici sur une terre à la civilisation beaucoup plus ancienne.

   L’autre rubrique, celle des souvenirs inoubliables est, heureusement, si longue, que je n’en noterai que quelques moments.

   Le jour où je survécus aux folles embardées de ma « voiture à vivre », j’étais parti pour la journée vers l’extrémité orientale de l’île avec l’intention de me rendre sur l’une des plus belles plages, avais-je lu, bordée d’une magnifique palmeraie. Après quelques heures sinueuses et entrecoupées d’arrêts-photos, j’arrive. Je repars aussitôt : autocars et voitures stationnés partout où il reste une parcelle d’espace ; palmeraie et plage grouillantes ; buvettes, pseudo-restaurants typiques… Tout ce que j’apprécie !

   Je décide alors de me rendre en un lieu pas très éloigné, conseillé par un Français amoureux de la Crète, rencontré à l’hôtel : Kato Zakros. Je reprends la route tortueuse, défoncée et brûlante, et quelque temps après, dans un creux entre d’arides montagnettes, je découvre en bordure d’une mer d’un bleu paradisiaque, un minuscule village, pour ne pas dire un port, où de rares barques ont été traînées sur le sable du rivage.

   Le début de l’après-midi est bien entamé et la faim commence à m’assaillir. Vite garé, je me dirige vers l'une des rares tavernes. Tout au bord de la plage, je m’installe à une table ombragée par un petit parasol. Le serveur parle vraiment mal le français mais fait beaucoup d’efforts. En fait, notre langue est encore un peu connue dans les recoins les moins touristiques, ceux où l’on croise le plus de Français, d’ailleurs : hasard ou conception moins moutonnesque des voyages ? Ainsi, lorsque je réussis à dénicher dans le village perdu de Mirtia, le musée du plus illustre écrivain crétois et grec, et même, disons-le, un des plus grands d’Europe, Nikos Kazantzaki (qui ne connaît  Alexis Zorba  ?)  dont le nom a été donné à l’aéroport d’Héraklion, la caissière me parla en français ; l’une des vidéos retraçant la vie de l’écrivain était aussi en français ; et au moment où je m’en allais, cette visite très instructive achevée, sans avoir croisé aucun autre touriste, un couple… de Français entrait.

   Quelques personnes sont assises aux autres tables. Je commande un des plats les plus sobres de la Crète : de grosses tranches d’un pain spécial dont j’ai oublié le nom, mais sec comme une biscotte, arrosées d’huile d’olive avec, par-dessus, des morceaux de tomates des herbes aromatiques et de la fêta (fromage frais de brebis). Je fais ajouter une demi-bouteille de rétzina bien fraîche (vin blanc résiné à la saveur inhabituelle). Le soleil est de plomb, et la mer d'azur. Je reviendrai, un jour…

  Je n’oublierai pas, non plus, la visite du remarquable musée ethnologique de Vori, localité tout à fait isolée où  à la sueur solaire se mêla la sueur de l’inquiétude : j’y égarai quelque moment mon portefeuille. Cette angoisse finit de se dissiper à  la taverne du village où l’on craignait que le dessert (des kadaïfs) ne me plût pas car trop sucré pour mon palais étranger…

  Et que dire de ce couple de vieillards crétois ? Un homme et son épouse me font signe, au détour d’un virage, à la sortie d’un hameau où l’autocar quotidien devait être le seul lien avec les alentours, pour que je m’arrête. Elle, vêtue de noire, un gros mouchoir taché de sang tenu par sa maigre main sur sa joue fripée ; lui, m’expliquant dans sa langue, avec un brin d’affolement,  quelque chose que je ne comprends pas mais devine : visiblement, il lui faut emmener très vite sa femme chez un dentiste. Je les dépose donc à la petite ville suivante. Il fit un bref signe, comme pour bénir la voiture (ce qui en soi était une bonne chose…).  Je venais, là, de traverser un coin de Crète vraiment très loin du monde. Même le moral inoxydable d’un agent de voyage se serait effondré : ces vieux Crétois ne savaient pas le moindre mot ni de français, mais, surtout, ni d’anglais ! Même pas « French » ou « France ». J’avais eu l’idée d’essayer « Gallia » : ils m’avaient compris et n’en avaient été, m’avait-il semblait, que plus contents.

  Parmi tous ces moments et ces images mémorisés, je ne puis omettre ceux de l’excursion à Santorin (ou Théra), à cent vingt kilomètre au nord, île dont le volcan explosa et détruisit la civilisation minoenne : un effroyable tsunami fut suivi d’un déluge de cendres. Ce serait une des origines possibles du mythe de l’Atlantide.

  Tôt, le matin, en compagnie d’autres touristes à peine sortis, comme moi, pour une fois, de leur profond sommeil de vacanciers harassés par les pérégrinations de la journée précédente, je monte à bord d’un assez gros bateau. Tandis que le soleil se lève sur la mer de Crète, l’île s’efface, peu à peu, derrière une brume lointaine. Il n’y aurait eu ce vent absolument polisson qui, sur le pont, soulevait les jupettes d’été et dévoilait de petites culottes aux couleurs et aux formes plaisantes et variées, le trajet eût été bien long.

  Passés ces divertissements, l’entrée dans le cratère effondré de l’île et envahi par la mer, mais dont le point central est occupé par un petit volcan ressurgi depuis,  est impressionnante : parois noires et vertigineuses en haut desquelles s’égrènent des villages à la blancheur neigeuse. Nous débarquons dans l’unique port accessible aux paquebots puis prenons un bus pour nous rendre dans la ville principale, découvrant, au passage, les flancs en pente douce de l’autre côté de l’île. On se croirait dans une carte postale avec des maisons  blanches et lumineuses, aux toits plats,  et de nombreuses églises aux murs tout aussi immaculés mais aux coupoles bleu-vif. Cette tradition d’user de ces deux couleurs remonterait à l’occupation turque, lorsque les envahisseurs avaient interdit les drapeaux grecs aux lignes bleues et blanches : les habitants  utilisaient alors celles-là pour affirmer, malgré tout, leur patriotisme étouffé.

  Comme toujours, l’un des moments centraux de mes souvenirs se place lors du repas. Après avoir déambulé dans ces petites rues éclatantes mais où la progression est malaisée tant une multitude de touristes dont je fais partie, il est vrai, traîne devant les boutiques, je choisis une taverne à la terrasse ombragée avec une vue plongeante sur l’immense abri marin qu’est le centre de Santorin, où de nombreux paquebots, minuscules, attendent jusqu’au soir les marcheurs épuisés de chaleur. À la table voisine, un adolescent à l’accent belge réclame en vain, pour une fois, un hamburger et des frites, plat absent de la carte. Je commande, à mon tour, du hoummos (purée de pois chiches mélangés à du sésame, de l’ail, du paprika…), du poulpe grillé et un pichet de vin blanc produit ici-même et à l’étrange saveur fumée. Long et simple moment de bien-être… Pour le dessert, l’on me fait signe de descendre dans la cuisine pour indiquer ce que je souhaite : une semoule parfumée à la cannelle. Je termine par un café grec, c’est-à-dire turc, qu’il n’est pas plus conseillé de remuer si l’on veut le boire, que de l’appeler autrement que grec… et je repars vers le centre-ville, d’un pas satisfait et tranquille.

  Il me faut, maintenant, regagner le pied de la falaise. Le bateau reprendra ses passagers, nous avait-on prévenu, en un autre endroit, mais où il ne peut accoster : en bas de la ville. Des vedettes rapides nous attendrons à l’embarcadère. Pour descendre l’interminable chemin pavé et sinueux, deux solutions : à pied ou bien sur des ânes ou des mulets. J’opte, non par fatigue, mais par curiosité, pour la seconde. Dans peu de temps, je pourrai classer ce futur souvenir dans la mauvaise catégorie…

  Lorsque mon tour arrive, à l’image des autres touristes je me hisse sur l’animal, saisis une corde faisant office de rênes et me prépare à entamer cette brève expédition.  A peine lâché par le Crétois préposé à l’accueil des  clients naïfs, ma monture prend seul, guidé par nulle main experte que j’escomptais le long de la descente, un bon pas. Je sens bien que cet âne, ou, plutôt, ce mulet, connaît son chemin ; mais il a l’air pressé d’arriver. Ses sabots glissent par endroits. Il commence à dépasser d’autres touristes aux bêtes plus indolentes. Les virages, épingles à cheveux extrêmes taillées dans la falaise, sont chaque fois une terrible angoisse. J’ai beau tirer sur ma corde, rien n’y fait : il continue et frôle tant, parfois, la paroi, que je dois soulever ma jambe pour éviter son inéluctable écrasement. D’autres fois, je longe  de si près le très bas muret du côté du vide, que je crains  d’y être précipité au moindre dérapage. Je regrette vite mon choix ! La descente, en définitive, est rès longue. Soudain, je ne sais comment tant je le serre fort,  le bout de corde m’échappe et pend devant, au cou de l’animal. J’ai juste le temps d’imaginer la une du journal local, qu’un ultime réflexe quasi-acrobatique me permet de le rattraper. La folle descente se poursuit, quand, enfin, j’aperçois, quelques virages plus bas, une sorte d’arrivée : des touristes y arrêtent aisément leur monture et descendent.   La mienne, au contraire, entêtée, continue. Elle double, encore, l'une de ses semblables; un virage approche ; je la sens ralentir ; d’une enjambée je saute à terre tenant fermement la corde pour essayer de freiner mon mulet dément ; il me tire et mes chaussures glissent sur le sol pavé ; je lâche tout. Lui, se dirige vers un groupe de congénères, une centaine de mètres plus loin et s'immobilise.

  Avais-je eu une bête caractérielle ou m’étais-je affolé ? Quoi qu’il en soit, peu de temps après je rentrais à bord, dînais médiocrement et assistais au lent coucher de soleil, sans une seule bourrasque. Le retour fut long.

 

  Quelques jours plus tard, la nuit précédant mon départ, le vent, habituel en Crète, souffla si fort que l’avion que j’aurais dû prendre le lendemain, déséquilibré à l’atterrissage, avait été endommagé… Je restai ainsi un jour de plus – au frais de la compagnie… 

 

* cf. l'ancien ministre de l'Education Nationale, Claude ALLÈGRE...

 

***

 

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