Fin de semaine au camp

FIN DE SEMAINE AU CAMP








      Les derniers mauvais jours sont presque finis : les giboulées de mars, comme toujours en avril, s’estompent peu à peu et rendent, enfin, le choix d’un vêtement le matin, adapté pour la journée entière.   

      L’heure d’été, annonciatrice d’une saison plus chaude et estivale, d’une saison où le jour empiète peu à peu sur les soirs, grignote imperceptiblement la nuit, mais sans la vaincre, chez nous, complètement, jusqu’au moment où ce déséquilibre astronomique s’arrête, vacille et change de camp, a été, malgré les sempiternels grognements des partisans inconditionnels de celle d’hiver, restaurée. Comment comprendre ce refus de préférer de longues soirées, prémices de vacances désirées, à des matins trop tôt et inutilement ensoleillés ? Est-ce le poids d’une tradition  immuable ? Chaque année, au même moment, les mêmes malhabiles arguments sont répétés :

       « C’est que, voyez-vous (en fait non, mais laissons-les s’exprimer), ce décalage d’une heure (tous les six mois !) perturbe les enfants ! »        

     Mot magique, croient-ils, devant lequel tout devrait s’effondrer ! Bizarrement, ces mêmes attentionnés parents pour leur fragile progéniture (ils ne les voient donc pas dans les cours de récréation…) ne se soucient plus guère des mêmes décalages horaires lorsqu’ils décident de partir une ou deux semaines en vacances dans un pays même pas toujours lointain ! Quelques heures en plus ou en moins dans un sens, puis à peine assimilées, dans l’autre ; la fatigue des déplacements, des changements de climats, de rythme d’alimentation : peu importe. Mais une misérable petite heure, parce qu’elle est décidée par une autorité étatique pour réduire, à l’origine, la consommation d’un pétrole déjà suffisamment cher et pollueur, devient chose inacceptable ! D’autant, m’a dit un jour une autorité médicale à la compétence certaine, que notre organisme aurait besoin d’un seul jour par heure  décalée  pour retrouver son équilibre naturel. Il semblait ne pas prendre en compte les déséquilibres psychosomatiques de la mauvaise volonté…

       « Et les personnes âgées… Et la traite des vaches… » Ils font feu de tout bois, oubliant que l’adaptation est l’un des principes fondamentaux, et de l’intelligence humaine, et de la survie instinctive de la nature.        « Deux heures d’avance sur le soleil, c’est vraiment trop (ma brave dame). » Et une heure, est-ce mieux ? Quand l’on veut être proche d’une prétendue saine réalité, pourquoi accepter même une heure (celle imposée par l’Allemagne durant la Seconde Guerre Mondiale), et ne pas revenir, plutôt, à l’heure solaire ? Nuit à huit heure du soir ; jour à quatre heures du matin ; voilà pour l’été. Merveilleux ! Quant à l’hiver, mieux vaut n’en pas parler ; ce serait trop déprimant.        

        L’on sent, à travers ces débats, des relents d’une vieille morale ruralo-traditionnaliste   ancrée au fond de certains inconscients où les vertus du travail et donc du lever et coucher tôt sont la meilleure hygiène de vie face à une existence citadine si dépravée mais que presque tous mènent néanmoins.       

        Et pourtant, à bien y réfléchir, c’est avec l’heure d’été que nous vivons le plus près d’un rythme naturel. Lorsque nous nous couchons, en semaine, raisonnablement, afin de garder notre énergie non point pour accroître notre ardeur au dur labeur, mais pour être aptes à profiter des nuits des vendredi et samedi, donc vers dix ou onze heures du soir, au soleil il est huit ou neuf heures ; si nous veillons un peu, jusque vers la minuit ou même la première heure du matin, il n’est, solairement parlant, que dix ou onze heures du soir ; et si nous nous levons, malgré notre honteux désir de traîner au lit, à six heures du matin pour aller gagner notre pain quotidien (qui est rarement donné …), il est quatre heures ! Ainsi, ce qui nous serait insupportable avec une heure officiellement solaire, est réalisé avec une montre avancée de deux heures.

       Mais laissons ces grincheux grincher et revenons à nos giboulées passées.  

       L’après-midi a été plus que tiède, entre les gros cumulus blancs et le soleil à la vigueur renaissante. Les préparatifs sont rapides : quelques vêtements pour se prémunir de la nuit qui garde, encore, en sa noire profondeur, la fraîcheur d’un hiver en fuite vers un autre hémisphère ; diverses provisions et, bien sûr, l’habituelle bouteille de vin du Médoc, recherchée dans la cave, juste avant le départ. Un plein de gazole, bien pollueur, nous serine-t-on avec quelque arrière-pensée même plus voilée de gloutonnerie fiscale pour justifier des taxes qui, à défaut de purifier notre air, oxygène le budget national, et en route pour le week-end !        

      Circulation dense, si l’heure est mal choisie ; mais, pour les sioux coutumiers de ce long et quasi totémique serpent de bitume, petites routes dégagées des troupeaux de bisons pas futés et d’autres volatiles toujours à l’affût, là aussi, de notre porte-monnaie, d’une rectilinéarité  dont notre forêt de pins a le secret.        

      Une cent-vingtaine de kilomètres plus loin et vite engloutis sans qu’aucun arbre criminel ne soit venu se jeter sous les roues d’un véhicule à la grande habileté routière (les pins sont beaucoup plus fiables que leurs congénères plataneux qui, chaque semaine, sur les routes méridionales, provoquent  tant de drames par leur immobilité dangereuse que nombre de communes ont décidé, une bonne fois pour toutes, de les abattre sans sommation, laissant l’heureux conducteur cuire sous le soleil implacable et peut-être vengeur des journées estivales), dans un soir encore lumineux, égayé par moments d’arcs-en-ciel incomplets, me voici arrivé.        

      Passée une barrière, je m’enfonce dans un monde quelque peu différent. 

      Avant de poursuivre, je préfère avertir les âmes chastes et irrémédiablement coincées dans leur certitude afin qu’elles ne défaillent pas au détour d’une phrase prochaine, que ce lieu où je me réfugie encore, malgré les assauts savamment répétés, tel l’implacable océan contre ces longues dunes, parfois frêles, parfois massives, d’une modernité multimédiatique et spéculative, n’est autre que l’un des camps de la côte aquitaine où les gens vivent, le temps de  trop courtes vacances, tout nus !        

      J’ois quelques cavalcades d’ouailles épouvantées vers le plus proche confessionnal demeuré en service intermittent ! Où faillirent-elles, les innocentes, se laisser entraîner ? 

      En cette période de l’année, les Allemands ne sont pas très nombreux. En été, au contraire, par hordes bienfaisantes pour notre économie, ils arrivent avec leurs toujours grosses voitures et leurs non moins puissants marks, pour enfin s’adonner aux joies de la dégustation massive des boissons régionales (ce qui n’exclut pas, par ailleurs, quelques intermèdes de bières bien fraîches et mousseuses aux plus chaudes heures) et d’un bronzage aux allures de pain trop grillé obtenu après de longues et parfois rougeoyantes expositions solaires (et peu importe l’heure) sur les plages nettoyées quelques semaines auparavant des bouteilles de plastiques et autres déchets variés déposés par des courants ibériques. Pour le moment, les immatriculations sont plutôt bordelaises.      

       Mais, le soleil décline. Avant tout, une fois parvenu au fin fond du camp, il faut ouvrir le bungalow, chercher les bougies et les lampes électriques avant que la nuit ne s’installe ; vite rétablir l’eau, sortir les grosses couvertures, balayer le pollen, installer les quelques affaires utiles pour ce bref séjour.       

       Flotte une odeur de renfermé ; dans ce coin, peut-être même de moisi ; dans cet autre, celle du lambris de pin. Dehors, l’odeur du sable humide ; des genêts aussi jaunes qu’un soleil d’été s’égouttent de la dernière averse sur un tapis d’herbes fines. Par endroits, l’on devine une rare présence : une voiture garée près d’un bungalow à la fenêtre vaguement éclairée par quelques bougies, ou, un peu plus moderne, par une lampe à gaz.         

       En cette saison encore calme, la seule véritable animation est le chant des oiseaux : surtout des tourterelles aux roucoulements répétitifs et lassants ; parfois, plus lugubre, celui d’une corneille ; et plein d’autres dont je n’ai jamais su les noms ! C’est l’époque où les chats et les chiens des vacanciers tout nus ne font pas encore fuir les nombreux écureuils aux sauts acrobatiques entre les branches des pins ; où de petits lapins à la queue toute blanche surgissent tout d’un coup d’un fourré, s’arrêtent un instant et détalent aussitôt après vous avoir vu, vers un nouvel abri. C’est l’époque  où l’on se sent très proche de cette forêt au long bruissement à chaque bourrasque, de cet immense océan au grondement derrière les dunes quand le vent force un peu. C’est l’époque où l’on met un vieux pull et un vieux pantalon, vite ôtés lors d’une douce éclaircie.       

     Quatre ou cinq bougies sur la table : dans des bougeoirs en verre ou plantées dans un petit pot de terre empli de sable, encore taché d’une ancienne résine du temps où l’on gemmait les pins. Repas sobre, ce soir ; repas où s’apprécient le calme d’une forêt mouillée et un bon verre de vin aux effluves de mûre et de pruneau. Peu à peu l’obscurité a gagné les recoins de la pièce, pas très grande, où flotte une lumière dorée et vacillante. La nuit, elle aussi, s’étend tout au tour de cet îlot  tranquille.       

     Tout à l’heure, je me glisserai dans la minuscule chambrette, je soufflerai la flamme, distinguerai encore quelques secondes le point incandescent et fumant de la mèche et, comme à chaque première nuit passée ici, dans un silence complet, enfoui sous deux ou trois couvertures,  me laisserai envahir par un sommeil aussi profond que la forêt. 
     Pendant ce temps, les forces politiques et économiques, médiatiques et footballistiques pourront bien tonitruer, menacer, s’écrouler, rien ne me parviendra. D’intensives campagnes publicitaires ou militaires seraient-elles lancées à travers la planète, je resterais désespérément sourd : nul portable téléphonique ou ordinateuresque, nul appareil radiophonique ou télévisuel ; même pas un simple et bientôt archaïque journal aux grandes feuilles de papier si malaisées à tourner. Rien. Quelques livres, juste.

     J’imagine la vision d’enfer provoquées par ces dernières lignes chez les intoxiqués de l’immédiateté mondiale ; les leçons moralisatrices déjà prêtes à fondre sur mon infime mais très suspect « état », tels des bombardiers d’une O.T.A.N. de la Pensée Nouvelle prompte à exterminer la guérilla d’irréductibles contestataires dont l’arme effrayante ne serait qu’un grand et incompréhensible silence !
     Et pourtant, face à ce petit monde inoffensif où quelques ahuris, un jour, décidèrent qu’être nu au soleil n’avait rien de corrupteur, le grand monde bardé de vérités, irrémédiablement défonce à grands coups de béliers argentés ces minces palissades d’une philosophie rêveuse : ces discrets bungalows à l’équipement quelque peu rudimentaire mais naguère, ici, suffisant, sont détruits pour être remplacés par de luxueux chalets électrifiés oublieux du style régional et dotés, bien sûr, d’antennes paraboliques afin de recevoir, les soirs d’été, quand la mer et sa légère écume, les immortelles des dunes surchauffées et les pins aux pignes toutes craquantes, embaument l’atmosphère, cent chaînes de télévision ; afin de passer des soirées scandées de grognements ou de cris à peine étouffés (traces d’un désuet respect de ses voisins) à regarder, une bière à la main, un match de football sous haute surveillance policière. Combien de ces nouveaux venus aux si belles voitures révélatrices d’une conception de la vie quelque peu éloignée de leurs vieux prédécesseurs que l’on peut encore, parfois, croiser au détour d’un chemin sinuant entre les bungalows les plus perdus, brûlent à la piscine, sans maillot, certes, mais leur ombilical téléphone portable dans leur sac, prêt à émettre leurs sonneries au mauvais goût sécurisant ? Combien ont-ils compris qu’en ce lieu un certain art de vivre aurait dû être sauvegardé ? Pourquoi, alors, s’étonner qu’au milieu de cette vaste forêt ces mêmes nouveaux naturistes n’aient de cesse de semer du gazon, d’arroser à tout prix et de ratisser chaque jour la moindre aiguille de pin qui tomberait dessus ?

     Pendant que la modernité conquiert ces ultimes bastions bientôt périmés, sur d’autres plages, des hommes et des femmes se contorsionnent pour mettre ou enlever un simple et de plus en plus réduit morceau de tissu de peur que l’on ne découvre le peu qu’il reste de leur quasi (mais tout réside en cet adverbe protecteur) nudité ! S’il savaient combien il est alors amusant d’entrapercevoir les fesses,  pas toujours rebondies, à la blancheur dramatique de celui qui à moitié les cache ! Et quand une coquine vague roule une jolie jeune fille, de voir son éventuel haut de maillot, telle une menue ficelle, pendre autour de son cou !

       On regretterait presque des vêtements si légers et si courts qu’ils suggèrent ce qu’ils voilent…

 

 

***

 

Pour se procurer ce recueil : Grains de mémoire (nouvelles) chez Lulu.com 

                                              Grains de mémoire (nouvelles) sur Amazon.fr

  • Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire

Anti-spam