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La bête qui monte de la terre (extrait)

La bete

Voici un extrait d’un roman intitulé La bête qui monte de la terre, écrit par Maxence Dichamp (1908-1995) ; il s’agit d’une publication posthume réalisée à partir d’un manuscrit.

L’histoire est celle d’un prêtre d’une paroisse du Périgord, dans les années 1950, en proie à des tourments spirituels provoqués par le retour d’une femme dont il avait été amoureux dans sa jeunesse, et qui revient pour assouvir une vengeance longuement mûrie.

Maxence Dichamp, bien qu’ayant écrit plusieurs manuscrits ne publia que deux ouvrages :

L’ombre du monde, (roman), chez Plon, en 1941 ; il reçut le prix du Cercle Littéraire Français ;

Ramuz ou le goût de l’authentique (essai), à La Nouvelle Édition, en 1948.

***

       Déjà recouvert par les eaux, le pont de bois qui relie le moulin au goulet avait disparu ; les meules étaient englouties, les salles basses submergées. La bâtisse se trouvait isolée dans la rivière et comme les eaux s’épandaient sur le chemin la distance qui séparait le moulin de la terre ferme paraissait infranchissable. Or Élisabeth et sa fille ou bien dormaient lourdement ou bien, réfugiées dans le grenier, tremblaient de peur. Il n’était pas question pour elles d’appeler au secours. D’ailleurs, vieux comme ils étaient, cuits de soleil, rongés de vent, les murs tiendraient-ils longtemps sous la poussée des eaux ?

       Le prêtre chercha les deux barques amarrées d’ordinaire au gros peuplier mais en trouva une seule déjà coulée. Il enleva sa soutane et ses chaussures et remonta quelques mètres en sorte que la dérive le fit aboutir au moulin. Il savait l’existence d’un tourbillon mais il ne lui était pas possible de le situer. Aussitôt à l’eau il se trouva happé, entraîné au milieu de la rivière. Il ne distinguait nullement la ligne à suivre, mais son inconscience le sauva. Il avait la sensation de tourner et peut-être était-il déjà sur les lèvres du tourbillon quand un courant le prit et, l’arrachant à la mêlée des vagues, le jeta sur la paroi ouest du moulin. Il s’accrocha miraculeusement à un anneau de la muraille, parvint à se hisser jusqu’à la porte.

       Le rez-de-chaussée se trouvait inondé. Un relent de boue prenait à la gorge. Cependant, la senteur d’Élisabeth dominait l’épave. Il appela ; mais dans un tel brouhaha quel son pouvait avoir la voix ! Les pièces du premier étaient vides. À travers l’obscurité, la demeure paraissait plus lugubre ; on entendait des craquements et il semblait que le moulin bougeât sur ses bases. Par un fenestron la lune jetait une lueur arrogante. À grands coups de poing il frappa à la porte pour réveiller sa belle-sœur. Et, soudain, une voix se fit entendre :

       « La peur est décidément un sentiment très fort. »

       Sans répondre, il cogna des deux mains contre le bois.

       « Pourquoi trépigner ainsi ?

       ─ Ouvrez !

       ─ Qui est là ?

       ─ L’abbé. »

       Un rire siffla dans la pièce. Élisabeth s’excusait de sa méprise. La porte était fermée. Elle n’avait pas la clef. Bientôt la porte céda. Élisabeth en pyjama était accoudée à la fenêtre ; sur la nuit, son visage découpait un profil lumineux ; sa chevelure faisait plus sombre, ses yeux brillaient davantage.

       « La rivière… Ne voyez-vous pas !

       ─ Vous aussi, Xavier ? »

       La voix devenait enjouée.

       « Ne trouvez-vous pas merveilleux, cette furie de l’eau ?

       ─ Où est Brigitte ?

       ─ Vous avez le don de vous attacher aux êtres perdus.

       ─ Je vous en prie. Votre fille…

       ─ Elle s’est enfuie en m’enfermant ici. Mais quelle hâte ! Je n’éprouve, moi, aucune impatience. »

       Enfin l’étrange mère consentit à allumer une bougie. Derrière la flamme minuscule les ombres lançaient sur les murs des spectres noirs ; sous les voûtes elles se rejoignaient et cet enlacement faisait horreur. Aucune trace, nulle part, de la jeune fille – et si, surprise par l’eau au rez-de-chaussée elle avait glissé, son corps aurait été visible. Restait le grenier. Tout ruisselant, le prêtre prit l’échelle. Sous les poutres, des toiles d’araignées s’enflammaient à la bougie. Un oiseau battait des ailes contre la toiture. Parmi les chevrons, à droite de la cheminée, s’ouvrait un trou dans les tuiles ; une petite échelle se dressait contre le linteau de la charpente. L’abbé se hissa sur le toit et crut apercevoir une cape accrochée à une branche. Brigitte avait sans doute tenté de fuir seule ; le courant s’était chargé de la malheureuse. Avait-elle réellement fui en enfermant sa mère dans le moulin ? Une pensée plus monstrueuse tenaillait l’esprit du prêtre : Élisabeth ne s’était-elle pas séparée de sa fille en la poussant à l’eau ? Une mise en scène vraisemblable permettrait de détourner d’elle les soupçons et d’en faire au contraire la victime de sa fille. Elle était enfermée à clef, sans doute ; mais elle avait parfaitement pu s’enfermer elle-même, dissimuler la clef et jouer ainsi son rôle. Cependant Élisabeth attendait au bas de l’échelle sans aucun trouble. Étrange mère, plus étrange femme ! Était-ce là une forme de courage ou de cynisme ? Qui était la meurtrière ? Ce fut au moment où se formulait cette question que l’abbé découvrit des traces de bois brûlé comme si un feu avait été allumé sur le toit.

       « Sa cape flotte sur la Vézère, s’écria-t-il.

       ─ Vous grelottez, répliqua Élisabeth.

       ─ Votre fille, vous y pensez ! »

       Pour toute réponse, elle tendit une veste imprégnée de parfum. Puis :

      « Pourquoi avoir risqué la mort ?

       ─ Deux vies en danger.

       ─ Vous prétendez toujours me sauver ?

       ─ Aucune âme n’est indifférente au prêtre.

       ─ Même les maudites !

       ─ Celles-là surtout. »

       Élisabeth se tenait à nouveau accoudée à la fenêtre, parfaitement à son aise dans la tempête.

       « Seulement mes espoirs sont dépassés, poursuivait-elle. Tu es là avec moi ; nous sommes seuls, tous les deux, dans cette maison isolée du reste du monde. Ce sont nos derniers instants ou le début d’une autre vie. Tu ne peux reculer ; ou, si tu refuses, je t’entraîne dans mon aventure. De toute façon tu n’as pas le choix ; ou bien tout le bourg saura que tu es venu me rejoindre dans le moulin ; ou bien on trouvera deux cadavres. Tu ne peux rien empêcher. »

       Certes en apparence tout était contre lui et seul Dieu lisait la pureté de ses intentions, Lui dont le Christ enseigne d’abandonner tout le troupeau pour courir à la recherche d’une seule brebis et que le Ciel se réjouit plus pour une pécheresse ramenée que pour quatre-vingt-dix neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance. Selon la méthode déjà employée la nuit où elle s’était introduite dans le presbytère, Élisabeth s’approcha du prêtre dont la situation pouvait paraître plus grave que celle d’un homme surpris en adultère. Cependant une sorte de vertige le prenait : la réaction, sans doute, de l’eau glaciale sur ses membres tirés quelques minutes auparavant de la chaleur du lit. Mais il fit en sorte que ce malaise n’apparût point.

       Leur sort se trouvait fixé maintenant, disait Élisabeth qui évoquait le vent dans la tête des cèdres, le frémissement du parc, la tourelle nord du château luisante sous la lune. Il suffisait de se reporter vingt ans en arrière : le jeune Vialle à l’âme inquiète ; elle, l’aînée Chantelauve, assoiffée de haine. L’un au château, l’autre à la Mazière-Haute : deux êtres conviés à de grandes passions. Les circonstances les ont séparés, ont creusé un abîme entre eux. Tout, pourtant, était simple.

       Le tumulte du dehors emplissait la demeure et les mots humains, quel sens pouvaient-ils prendre dans le fracas de l’eau ?

       « Déjà Cornemont a perdu son prêtre. »

       Était-ce le froid, était-ce l’horreur du marchandage, l’abbé Vialle se mit à trembler et cette émotion ne manqua pas de servir Élisabeth. Elle se pressa contre lui et, l’espace d’un éclair, le prêtre eut sous ses yeux les lèvres étrangement lumineuses de la femme et tout son buste dans les bras. Alors il lui donna un coup de poing sous la mâchoire ; puis, calmement, frappa la nuque avec un bougeoir de cuivre. Il s’assura l’avoir assez assommée pour qu’elle ne s’éveillât pas et la chargea sur les épaules. Il avait évidemment compté sans le poids du corps inerte. Arrivé à l’eau il se laissa emporter sans calculer aucunement l’endroit où il accosterait. L’essentiel était d’atteindre la rive. La frayeur que leurs deux cadavres, elle à moitié nue, lui dépouillé de sa soutane, fussent trouvés au petit jour décuplait ses forces. Tenant Élisabeth par les cheveux d’une main, surnageant de l’autre, il partit dans le courant qui eut tôt fait d’aspirer l’étrange couple. Finalement un fil d’eau le prit et le jeta sur un nœud de racines. Il tira sur la rive Élisabeth toujours évanouie. À ce moment l’aube dessinait un trait vert au ras de l’horizon.

***

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