Le philtre magique

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LE PHILTRE MAGIQUE

   

 

 

            Tout le monde, à moins d’être un fidèle ministre du Dieu classé dans la rubrique « chrétien », à la section « catholique », a ou eut dans sa vie une belle-mère (ou pour les couples diversement non-mariés et pour coller à la mode des abréviations incongrues et dissolvantes des sens et compréhensions communs, une E.B.V. soit :  un « Équivalente Belle-Mère »).  Chacun connaît, par delà une tradition peut-être quelque peu caricaturale, les minimes ou moins minimes désagréments qui entachent, parfois, les relations avec le gendre ou la belle-fille. Mon propos n’est donc pas de les répéter inutilement une nouvelle fois. Ce que je souhaiterais, ici, c’est donner un conseil, partager mon humble mais réelle expérience de cette redoutable partie d’équilibre  qu’est l’accueil, même temporaire, du cas historique et universel que représente cette femme, devenue, un jour, une mère instinctivement fière de sa progéniture (qui vous a tant séduit, ne l’oubliez pas la progéniture, bien sûr !), et, inévitablement, même si vous avez essayé, prudemment, d’en retarder le moment,  un autre jour, une belle-mère aux tendances tout aussi instinctivement critiques, tatillonnes, voire un tantinet censoriales si l’on n’y prend garde. Non que toutes soient ainsi ! (Remarque sortie franchement du fond du cœur, sans arrière-pensée aucune qui m’inciterait à ménager mes propres relations belles-maternelles.) Mais, avec quelques prudents ajustements, l’on peut, dans maintes familles, retrouver ce type plus ou moins exacerbé de relations où le conflit rôde tel un alligator dans un marais toujours mal connu…

            D’autres modèles sont envisageables : si je décris un cas très classique, je n’oublie pas que nos épouses ont aussi des problèmes identiques, peut-être pires, car les relations entre femmes au sujet d’un homme époux d’un côté, et toujours enfant de l’autre, sont certainement plus venimeuses. Il ne faudrait pas, non plus, exclure le rôle des beaux-pères ; mais, il me semble qu’à ce niveau, la gent masculine est beaucoup plus accommodante (machisme culturel ou réalité génético-sociale, je ne sais).

            Ainsi, donc, imaginons que vos très beaux-parents arrivent, comme prévu, en fin de journée, après une longue route ; qu’ils habitent loin de chez vous (aucun inconvénient de ce côté-là, sauf si vous espériez compter sur eux pour garder, par moments, les enfants que vous eûtes enfin après plusieurs années d’une vie tranquille, ponctuée de petites remarques de plus en plus pressantes, à ce sujet…), ou bien qu’ils reviennent d’un séjour, pris en France ou ailleurs.

            En général, ils sont fourbus : l’un d’avoir conduit durant plusieurs heures une voiture  équipée, pourtant, de tous les petits gadgets à l’utilité discutable que seuls (presque) les retraités actuels peuvent encore se payer ; l’autre d’avoir été conduite durant ces mêmes longues heures. Un compte-rendu plus ou moins bref, à écouter avec attention, vous informe du temps détestablement trop chaud ou trop pluvieux, et d’une circulation incroyablement dense ; et s’ils reviennent d’un séjour, combien était splendide la région visitée, combien tout y était magnifique : le climat, la population, les édifices historiques, les paysages, les spécialités… (et, pensez-vous, toujours très attentif : les masures paysannes, les ruelles sordides,et même les clochards – pardon : les S.D.F.). Parfois, une variante : retour tranquille par une charmante route de campagne (intelligemment trouvée afin d’éviter le flot automobile).

            Mais, dans un cas ou dans l’autre, vous pressentez, tel un futur gros cumulo-nimbus en formation à la fin d’une chaude après-midi d’été, un certain énervement s’accumuler très électriquement dans votre salon. Premier signe avant-coureur : des bourrasques verbales aux comparaisons défavorables sur votre douce contrée (j’entends pour les chanceux habitants du Midi). En une demi-heure, vous vous demanderiez comment vous eûtes la bêtise de vous installer ici. D’ailleurs, à ce moment précis, histoire d’attiser par une pointe d’ironie cet orage qui tourne et gronde, dites avec une grande naïveté : « Mais pourquoi donc n’avez-vous pas choisi, pour votre retraite, cette si belle région que vous venez de visiter ? » Je vous laisse le soin d’envisager les diverses réponses justificatives de ce désolant mauvais choix. Evitez, aussi, pendant quelques instants, de regarder votre femme : elle vous transpercerait d’un regard noir comme la nuée orageuse qui bientôt fondra sur vous ; aussi violent qu’un éclair fulgurant et meurtrier ! Il va donc falloir, bientôt, agir.

            Habitué à maîtriser ces phénomènes de socio-météorologie familiale, vous saisissiez avec adresse  une bribe de conversation pour commencer à  dévier la nuée que vous venez, à l'instant, d'attirer un peu plus. Et vous voilà écoutant des conseils ménagers qu’une femme, mère et belle-mère à la fois, ne peut s’empêcher de donner : achat de bons légumes frais sur le marché dominical ; assaisonnement méticuleux d’une salade indispensable à l’équilibre d’un repas ; produit miracle  pour enlever durablement la poussière des meubles… Et vous, de penser comme vous appréciez les longues et grasses matinées  suivies d’un  grand petit déjeuner, ou même, directement, d’un déjeuner préparé au gré de vos réserves congelées, tandis que sonneraient, si une vieille église avait, jadis, été construite non loin de votre future maison, les douze coups de midi ; et de penser aussi que, pour vous, les salades sont souvent insipides (même si vous admettez que cette insipidité est plutôt décrétée) ; et de penser encore à ce petit et poussiéreux duvet qui jamais ne vous empêcha de vivre agréablement…

            L'heure du dîner approche. Il faut continuer  de détendre cette lourde atmosphère orageuse d'une fin de journée d’été. Déjà, sans réaliser, pour ce premier soir, un repas gastronomique, vous pouvez avoir prévu quelque plat appétissant, preuves d’un savoir-recevoir, surtout si vos chers beaux-parents sont sensibles à cette attention. mais, surtout, il faut user, maintenant, de la principale contre-mesure : votre belle-mère, malgré ses petits défauts, possède cette qualité essentielle qu'est la curiosité gustative. (Sinon, et c'est assez souvent le cas, l'orage risquera de tourner et gronder encore). Donc, puisque vous la savez prête, de temps à autre  malgré des régimes aussi divers qu'impératifs pour lutter, non plus tant contre l’excès de poids, mais de cholestérol  à délaisser le classique verre de vin  blanc liquoreux, de Porto ou de Pineau, quand ce n’est pas de jus de fruits, offrez-lui, lors de l’apéritif, comme un réconfort mérité après ces longues heures de routes, une boisson un peu plus forte. 

            Voilà quelques années, je fis un agréable voyage dans une île à sucre, certes, mais aussi à rhum… Ce breuvage, en nos pays tempérés, n’est pas celui que l’on présente, habituellement, aux commensaux   surtout beau-parentaux. Mais, après avoir passé quelque temps là-bas, je compris que la chaleur d’un soleil torride avait bien son pendant dans ce liquide tout aussi brûlant. Bien entendu, il ne s’agit pas de tomber dans le malheureux travers de ces esclaves dont le seul plaisir, du moins la seule force de vivre, consistait à boire, tout au long de leur pénible journée, un mauvais rhum, pour finir par le dernier verre au nom significatif de « pété pié ». Non ; vous ne souhaitez pas voir ainsi votre belle-maman, même si ce pourrait être assez rigolo… Il s’agit, en fait, de lui suggérer (dans le cas d’une première expérience) un petit apéritif antillais que, précisez-vous en toute sincérité, vous avez bien aimé, quoiqu’un peu fort, mais vraiment très bon et remontant : un simple « ‘ti punch ». Mais, pas un ‘ti punch de restaurant français : plutôt un ‘ti punch en direct des îles.

            Il faut, tout d’abord, faire preuve de pédagogie et expliquer que dans ‘ti punch il y a « petit » : cela tranquillise, car souvent une femme ne peut concevoir, en ce domaine (alcoolisé), rien de trop gros. Vous me direz que n’importe quelle jeune fille aujourd’hui a déjà bu des punchs petits ou non. Mais, votre belle-mère, non seulement n’est pas comparable à n’importe quelle jeune fille, mais encore n’est plus depuis longtemps cette jeune (c’est sûr) et délurée (mais le fut-elle ?) fille. Donc, vous exposerez la composition très simple et rassurante de cette boisson exotique : un peu de rhum blanc ; « un peu » a les mêmes vertus que « petit »  ; quant à « blanc », ce terme virginal ne peut que mettre en confiance. Cette première partie vite dite au début sera donc la moins proche dans le souvenir de l’explication. Du sirop de sucre de canne (par exemple) : là, il est possible d’insister davantage sur l’aspect sucré et inoffensif de façon à laisser cet ingrédients submerger le précédent, d’autant que l’on ne met aucun qualificatif restrictif telles « une goutte », « une pointe ».Terminez par le quartier de citron vert qu’il faudra écraser pour en extraire le jus : ce fruit ne peut qu’être bon pour la santé.

            « C’est d’accord ? », lui demandez-vous, quand même : c’est elle qui choisit… Aussitôt après son acquiescement, vous partez dans votre cuisine, pour plus de discrétion, la laissant discuter. Vous préparez ce véritable philtre avec une bonne rasade d’un rhum blanc à 50 ou 55°, un soupçon de sucre de canne (mais soupçon  suffisant pour que l’impression alcoolisée de l’ensemble ne rebute pas dès la première gorgée, laquelle sera, quand même, assez décapante : encore un redoutable équilibre…) ; et vous terminez par le citron que chacun aura à écraser : réaliser ce léger travail dans son propre verre donne l’impression de maîtriser ce petit  élixir. Comme vous vous doutez que votre belle-mère ne voudra pas être resservie, vous augmentez, pour cette unique tournée, un petit peu les doses. Vous apportez et chacun déguste (avec quelques biscuits apéritifs si vous le souhaitez pour combler prudemment les estomacs encore vierges).

            À jeun, sans grande expérience des boissons fortes, vous pouvez être tout à fait certain, après celle-ci, qu’au moment de passer à table les visages seront épanouis, les sourires revenus, et que tout ira momentanément  « pour le mieux dans le meilleur des mondes », du moins chez vous. Votre belle-mère sera charmante et rieuse ; ses soucis routiers et vos fâcheuses habitudes domestiques bien oubliés.

 

            Peut-être, même, vous surprendra-t-elle, vous aussi, en acceptant un second « ‘ti punch » !

 

 

 

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Commentaires

  • Chantal J.

    1 Chantal J. Le dimanche, 19 janvier 2014

    Merci pour cette bonne leçon de savoir-vivre et savoir-être avec une belle-mère !
    Ce que j'aime dans ton style, c'est la vision acérée et diplomate des petits moments de la vie, qui, d'anodins ou insupportables deviennent subtilement et subitement intéressants, voire instructifs.
    Bravo donc pour ce texte plein d'ironie sur les relations belle-mère / gendre !

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