L'Homme triomphant

L’HOMME TRIOMPHANT

     

            Il paraît que l’Homme change, petit hérisson. Caché dans ta haie, t’en  étais-tu aperçu ? Tu farfouilles dans nos jardins ; tes ancêtres, voilà plusieurs centaines de milliers d’années, gratouillaient aussi, par-ci, par-là.  Différences pour toi, hérisson de nos temps si modernes ?   Beaucoup plus de jardins et beaucoup moins de vastes prairies sauvages mais surtout, une nouvelle mortalité par écrasement vous décime, signe de l’ irréfutable progrès qui grignote notre planète. 

            Cependant, ces quelques nuances, tu ne les conçois pas. Pour toi, tout est présent. Entrapercevoir un de nos nobles ancêtres velus, son silex à la main, grognant après sa femelle, ou bien le dernier rejeton de sa brillante descendance, cravate autour du cou, caisse-attachée à la main, baragouinant un anglais commercial à son téléphone portable, n’a pas plus de sens pour ton espèce. Finir tes jours sous la lourde patte d’un vieux mammouth somnolant ou sous la roue du tout nouveau et encore plus coûteux modèle d'une voiture conçue par des ingénieurs toujours plus acharnés au travail et conséquemment avides de promotion, et de surcroît équipée du bientôt indispensable GPS, lequel, dans peu de temps surveillera mieux (sécuritéroutièrement s’entend…) le fier mais inconscient héros du volant toujours prêt à défier les autorités policière ou gendarmesque et leur vitesse escargotesque dans un univers où, paradoxalement l’instantanéité devient une priorité obligatoire, est un aléa purement naturel.

            Et pourtant, si tu comprenais les immenses et merveilleux progrès que notre espèce a réalisés ! Pas une simple évolution inhérente à n’importe quelle petite vie terrestre (un peu comme toi ; excuse-moi) : mais une évolution volontaire même s’il est vrai que l’Homme, comme tous, ici, sur cette boule de terre et d’un peu d’eau, girant comme une folle, a longuement subi les fantaisies adaptatrices de nos gènes incontrôlés (jusqu'à présent, du moins). Mais c’est du passé ! Pour nous, qui en avons un…C’était une sorte d’enfance dont nous sommes enfin sortis. Et seuls. Progrès donc, maintenant, réfléchi et choisi. Adultes, quoi !

            Si tu pouvais m’entendre et regarder autour de toi ! Non pas à ton niveau, d’où tu ne distingues qu’un fouillis incompréhensible d’herbes ; ni même juché sur un tas de bois, d’où tu verrais quelques rosiers plantés et alignés le long d’un faux sentier ; mais au niveau de l’Homme, le Concepteur ! Mais si tu l'avais pu, c’est toi qui, en ce moment, écrirais ces lignes prétentieuses et hautaines ; c’est moi qui tenterais de grimper sur ces quelques bûches au destin flamboyant mais à l’heure en suspens – le temps, peut-être, que le temps change.

            Si donc, par un hasard évolutionniste moqueur, j’étais à ta place, que ne saurais-je jamais de la brillante épopée hérisonnesque ?

            Que, peu à peu, grâce à ta puissante intelligence  mais quand même après plusieurs millions d’années à réunir tous ses neurones tu contrôlerais enfin notre nature à tous, si capricieuse et parfois sujette à de fâcheuses erreurs et catastrophes ? Que même tu pourrais aussi l’améliorer ? La perfectionner toujours plus ! Imitateur craintif, puis maladroit, dans tes débuts, d’un Dieu piquant mais bon que tu le rangerais, ensuite, dans la grande malle des diverses et prétendues élucubrations de ton espèce ? La liste serait immensément longue de vos incroyables progrès !

             Qu'après avoir, avec peine, inventé le premier galet aménagé, vous seriez arrivés, passés quelques tâtonnements intermédiaires, au génial et même, comme son nom le proclame, " intelligent "  smartphone  d’où tu  commanderais en un clin d'oeil oubliant son origine italienne et croustillante une molle pizza américaine à la sauce tomate aux gènes tellement modifiés qu’une ou deux générations plus tard tes enfants verraient leurs  beaux piquants à l’image de ceux de votre créateur oublié rougir et s’amollir tels de flasques spaghettis ? (Simple hypothèse, rassure-toi). Tu ne me crois pas ? J’oubliais : tes jeunes et dynamiques chefs t'assureraient l'absurdité de supposer  que ces imprévisibles (ou du moins imprévues) et bénignes modifications pourraient cacher la moindre éventualité susceptible d’avoir, peut-être, quelques vagues conséquences lointaines sur ta petite et égoïste santé, alors que, grâce à ces prouesses, aucun hérisson ne manquerait jamais plus de pizzas ! Et que te diraient-ils  de leurs comptes bancaires ? 

            Que grâce aux  multiples et géniales machines, aussi bien à laver électroniquement tes caleçons qu’à t’avertir du cruel et prochain manque dans ton réfrigérateur d’un cola plus très coca, la vie serait un véritable enfantillage aromatisé d’un soupçon d’infantilisation ? 

            Dans ton merveilleux monde, les hérissons sont-ils donc tous enfin débarrassés de tout travail et de toute inquiétude ? Prennent-ils donc enfin, après des millénaires de sacrifices, ce temps de vivre si durement acquis ?

            Mais, c’est moi qui traverse le temps et toi qui restes agrippé inexorablement à ton unique présent. D’ailleurs, comment pourrais-tu être assis dans mon fauteuil avec tous ces piquants plantés dans ton dos ? Rien que par cela mon créateur a scellé ton destin.

            Tant pis ! Tu ne connaîtras pas cette merveilleuse évolution : celle qui nous rend libres ; celle qui a fait passer l’Homme d’un état bestial et primitif, apeuré par le moindre grondement du tonnerre, déchiquetant les chairs de ses proies, étripant ses ennemis, à la connaissance, à une vie à la très longue espérance,  à un grand respect de ses congénères. A-t-on jamais, en effet, à une autre époque, mieux respecté l’Homme ? Avait-on déjà écrit une Déclaration (devenue universelle, rien que ça !) des Droits de l’Homme ? Avait-on condamné de puissants guerriers ou dirigeants de nation pour avoir exterminé quelques piètres humains ?   

            Voilà deux ou trois mille ans, que dis-je ? un ou deux siècles, à peine, quelques dizaines d’années, même, sous prétexte de guerres décidées par un chef (auto-proclamé ou, plus astucieux, de droit divin, ou même prétendument élu dans une atmosphère de propagande telle que la Sainte Inquisition ferait figure de gentil enfant de chœur) dans le seul but d’accroître son territoire ou bien d’accaparer des richesses, lesquelles, en vérité, je vous le dis, tombaient uniquement dans sa grande escarcelle et celle des va-t-en guerre impétueux mais toujours à l’arrière, un peuple pouvait être massacré dans l’allégresse après avoir été pillé, torturé, violé. Mais, pareillement, d’étranges individus (roux comme l’Enfer, noirs comme l’obscurité profonde et inquiétante, fous de penser parfois différemment, infidèles aux bonnes croyances, bref capables d’ignominies quasi indicibles) étaient voués aux pires maux par ce même peuple ci-dessus et précédemment victime mais pas tout à fait exterminé, et prompt, à son tour, à s’acharner  sur ses voisins  eux-mêmes tout aussi rageurs ! Peuple soumis par ses seigneurs, anciens ou modernes ; peuple asservi, exploité, mais rassuré d’aller au Ciel… Quelques dangereux penseurs émettaient-ils certains doutes sur ces inhumaines conduites humaines ? Haïs des peuples auxquels ils assuraient que leurs plates vérités terrestres ne valaient pas un rond planétaire ; haïs des glorieux princes dont la puissance était plus le fruit de pillages odieux que de leur propre génie insufflé par une onction divine ; haïs des gens d’Eglise pas du tout prêts à accepter que dans un univers si infini leur Dieu ait peut-être autre chose à faire qu’à veiller sur ce grain de sable sur lequel ils s’agitent ; haïs parce que réfléchissant : mais une bonne corde ou une hache étincelante permettait de tout remettre en ordre.

            En cette amorce de troisième millénaire où l’Homme commençait à parcourir le nouveau siècle avec toujours autant d’ardeurs diverses, pouvait-on imaginer un chef d’Etat responsable devant sa  nation et le monde devant lequel il la représentait, jouer avec un feu aux vapeurs d’hydrocarbure et aux relents d’un archaïsme culturel presque aussi dangereux que celui dont il prétendait nous sauver ? Etait-il encore pensable qu’un bon père de famille, tout à coup, devînt le sanguinaire assassin de ses aimables voisins mais aux origines devenues douteuses et dénoncées par un nouveau et régénérateur parti salvateur de ses racines malgré tout multiples ? 

            À notre époque lucide et progressiste, penserait-on possible que de malheureux humains eussent à peine de quoi survivre dans notre monde d’abondance, dussent se contenter de gratter la terre desséchée pour en arracher quelques maigres racines à faire bouillir, tandis que d’autres, rechignant même d'en perdre quelques miettes, accumulent des richesses inouïes qu’ils ne dépenseront jamais durant leur vie entière même médicalisée jusqu’à l’ultime limite accessible à la science dans le seul but de repousser cet au-delà éternel où, conformément à certaines écritures, ils seraient, eux, à la dernière place ?    

            Est-il possible que certains en soient encore à préférer la naissance d’un mâle ?

 

            Et toi, petit hérisson… Mais, tu as quitté ce tas de bois ! Où es-tu donc parti ?

 

 

***

 

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